La bête de Basse-ville

La bête de Basse-ville

La bête de Basse-ville

Le vent et la tempête faisaient rage cette nuit de la fin de novembre. Holmes et moi étions restés silencieux toute la soirée. Lui, occupé avec une lentille puissante à déchiffrer les restes d’une inscription d’origine sur un palimpseste. Moi, plongé dans un récent traité de phrénologie. Dehors le vent hurlait sur Baker Street tandis que la pluie frappait violemment les fenêtres. Il était étrange, ici, au cœur même de la ville, entouré de tous côtés par quinze kilomètres d’ouvrages bâtis de la main de l’homme, de sentir la poigne de la Nature.(1) Je me levai coinçant mon magazine sous mon coude gauche et me dirigeai vers la fenêtre pour regarder au dehors. Lorsque je passai derrière mon ami, je remarquai que sa tasse de porcelaine était encore pleine au bord de sa table de travail devant son microscope, et qu’un des tiroirs de droite, le plus bas, était resté entrouvert.
Mais la puissance des éléments déchaînés absorbèrent mon attention, et je portai mon regard sur la rue déserte. Les lampadaires espacés éclairaient la rue boueuse et le trottoir luisant disparaissant au bout de la rue sous les reflets d’une inondation naissante dans le virage en bordure du parc. Rien d’autre n’allait se passer par un temps pareil. Je m’étais retourné à nouveau vers l’intérieur. J’observais Holmes, il était resté ainsi plusieurs heures assis en silence, son long dos courbé en avant et sa tête inclinée sur sa poitrine,(2)  qui ressemblait étrangement à celle de cet animal dont il avait affiché une photo sur le mur face à lui.

Absorbés comme nous l’étions et au milieu des rugissements du vent, nous n’avions pas entendu les pas dans l’escalier :
– C’en est trop maintenant, ce sera pangolin au menu demain si ça continue !

La porte venait de s’ouvrir violemment poussée par Mrs Hudson apparemment excédée. Nous sursautâmes de pair et ni sa tasse, ni ma revue ne purent être retenues dans leur chute. Avec le même élan et dans un large geste, notre logeuse jeta ce qu’elle tenait en direction de Holmes : « Tenez, vos chères loques ! et pensez y demain, sinon… « . La porte se referma derrière la femme aussi subitement qu’elle ne l’avait ouverte.
Holmes tenait le projectile à deux mains, lui ravi et presque souriant, moi plutôt hébété par cette irruption subite. Le paquet sans ficelle ni corde était une de ses vestes de coupe ancienne que je lui connaissais et qu’il ne portait plus depuis longtemps mais qui avait souffert récemment sans aucun doute au vu de l’état du tweed et du nombre de rapiéçages. Je m’étais assis dans mon fauteuil un peu pétrifié de toute cette agitation :
– Pourquoi veut-elle cuisiner votre pangolin, Holmes ? Pauvre Mrs Hudson ! Que lui est-il passé par la tête ?

Holmes ne fit aucune allusion à l’affaire et comme à son habitude sembla perdu dans ses pensées. (3) Il déposa ce qu’il tenait au pied de son bureau, se pencha dans son tiroir pour en ressortir aussitôt un genre de panier carré qu’il tenait par deux grandes anses de chaque côté and last, but not least qui contenait d’autres vestes mises en boules et sérieusement défraîchies.
– Il faut que je vous montre ceci, dit Holmes en s’approchant de moi. Le tissu se mit à bouger, je vis le visage de mon ami s’éclairer pendant que mes yeux s’agrandissaient de surprise. Il découvrit un pan de la veste qui abritait un autre pangolin, mais bien plus petit que celui qui lui avait servi de couvre-chef, il y a quelques semaines.(4)  L’esprit passablement confus mais une petite flamme renaissant au cœur,(5) je regardais Holmes, béat, et lui me regardait comme sil m’avait fait la plus grande des farces.
– C’était une pangoline ? articulais-je
– Et nous allons sauver l’espèce !
– Mais alors pourquoi notre cuisinière parle-t-elle de les cuisiner ?
– Une affaire élémentaire mon cher Watson, s’exclama Holmes avec chaleur en sautant sur ses pieds.(1) « J’ai demandé au jardinier d’apporter de la nourriture pour ces bêtes et chaque jour, il dépose des fourmis dans le hall, dans ma vieille veste que vous voyez là rendue étanche par son épouse dans une sorte de raccommodage à sa façon », continua-t–il en s’activant à ramasser les débris au sol et tout en présentant la veste entrouverte aux deux animaux gourmands.
Aucune fourmi ne pouvait s’échapper bien loin aussitôt happée par une immense langue, et en peu de temps, tout fut avalé. Les bêtes se nichaient dans le tweed le coupant un peu plus de leurs écailles.
– J’ai prévenu notre logeuse de cette naissance et de ma demande à Bannister, ajoutait Holmes. Mrs Hudson était fière d’être dans la confidence et se sentait utile à la planète mais elle m’a mis en garde, elle tient à garder la maison propre et impeccable. Le jardinier, lui, serait bien venu jusqu’ici mais l’accès aux étages lui est interdit avec ses bottes. Si bien que quand j’oublie l’heure et laisse passer le temps et qu’elle aperçoit ce sac d’insectes dans le hall, elle disjoncte un peu. Mais ne vous en faites pas, dans une demi-heure notre dîner sera prêt. »

Pendant que Holmes allumait sa pipe à nouveau perdu dans ses pensées, le regard vague fixé sur ces deux bestioles repues, je mis le feu aux brindilles préparées dans la cheminée qui craquaient en s’enflammant rapidement. Mon ami avait raison, car je sentais déjà le fumet du velouté de pois et lard.

  • (1) Le pince-nez en or (ou presque), Sir Arthur Conan Doyle
  • (2) Les hommes dansants, Sir Arthur Conan Doyle
  • (3) Les trois étudiants, Sir Arthur Conan Doyle
  • (4) Breakfast Tea, Ecriturbulente
  • (5) L’entrepreneur de Norwood, Sir Arthur Conan Doyle

écrit pour participer à l’Agenda Ironique de Juillet proposé cette fois-ci par Palimpzeste.

6 réflexions sur “La bête de Basse-ville

    • Merci Jo 😉 Ce mois-ci l’exercice n’était pas facile, mais j’ai tellement aimer lire les aventures de S Holmes que je ne voulais pas écorcher Sir Arthur, sans doute.

    • Je viens de me rendre compte que j’ai écrit n’importe quoi ! Je voulais dire « pas moins chaleureux pour autant ».
      Purée, mais où que j’avais la tête le jour où j’ai écrit ce commentaire !!!
      Toutes mes confuses Madame Patchcatch !
      😀

      • Je ne fais pas encore de catch, mais je pourrais m’y mettre quand j’aurai un peu plus de temps libre, quoique… bof, ça ne m’a jamais trop fait rêver. J’aime mieux lire et rire de ces textes plus ou moins chaleureux mais oh combien ironiques de cet agenda mensuel. Merci Jo pour toutes celles qu’on fume, qu’on fuse et qu’on f…loute 😉

Répondre à Écri'Turbulente Annuler la réponse.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.