Je n’ai jamais vraiment eu d’objectif dans ma vie. La politique, l’économie, la philosophie ne m’intéressent pas. Je ne me soucie pas plus du sort de l’humanité que de payer mes factures d’électricité. On se connaît ?
Non! Je ne peux pas dire que « sur le plan intellectuel, c’est en me laissant aller au fond de l’ennui qu’il m’est arrivé de rencontrer des solutions insolites, tout à fait hors de recherche à pareil moment et dont certaines m’ont valu des raisons de vivre ». Mes préoccupations sont basiques. Je n’apprécie pas particulièrement les gâteaux ni les mets raffinés, parce que je n’en ai pas le goût. Quand on me donne à manger, je mange, et quand on me demande mon avis, parfois, je le donne. Je pisse debout, mais pas très droit. Je vis au rythme de mes besoins primaires : me nourrir, dormir, essayer de me reproduire. Il suffit de m’appeler pour que je vienne. Certains nomment ça de la fidélité ou de l’obéissance : je suis dépendant.
Vous ai-je parler de ma vie ? Je n’ai aucune culture, je n’aime pas lire, je ne range jamais mes affaires, je n’aime pas les chats.

Je peux rester des journées entières sans rien faire. Je suis un bâtard, issu d’une famille nombreuse mais, d’aussi loin que je me souvienne, je n’ai jamais travaillé pour autant. Avant, j’avais un foyer, une famille, je m’endormais, au chaud, sur le canapé en cuir du salon en regardant la télévision. De temps en temps, je partais en vadrouille, sans prévenir personne, en général, je rentrais au bout de quelques heures, ou quelques jours, mais il est arrivé que je me perde, de plus en plus souvent, que je ne retrouve plus le chemin du retour, heureusement, il y a toujours eu des âmes assez charitables pour me ramener.
Un matin, alors que je pensais qu’on partait en balade, la voiture s’est arrêtée au bord de la route, on m’a fait descendre, puis la portière s’est refermée derrière moi. Je n’ai pas eu le temps de me retourner, à ma grande surprise, le véhicule était déjà reparti. Au début, j’ai cru que c’était un jeu, mais plus le temps passait plus j’ai commencé à avoir peur. J’avais froid, ’avais faim, et je ne savais pas du tout où j’étais. J’ai essayé de me souvenir du chemin pour revenir, mais je me suis perdu encore un peu plus. J’ai avancé au hasard, ah! je m’en suis posé des questions, j’ai eu le temps de méditer plus que de raison. Les idées tourbillonnaient sous mon turban, j’en avais de la fièvre, les tempes me brûlaient comme les tisons dans l’âtre. J’aurais voulu être un goéland pour voir d’en haut et repérer mon chemin. Au bout de quelques jours, une personne m’a trouvé. J’étais en piteux état, je n’avais rien mangé, et j’avais bu dans des flaques de boues, je me sentais malade, désespéré.
Depuis, je vis ici. Je n’ai pas à me plaindre. On me traite assez bien. On me sert ma nourriture dans une gamelle, je n’ai pas de couvert, je ne m’en sers pas. Quand je mange, je fais du bruit et j’en mets à côté. Deux fois par jour, on vient me chercher pour que je me dégourdisse les pattes, on me promène, on me sort. On me laisse aller où je veux, mais bien sûr on me surveille. Il ne faudrait pas que je fugue à nouveau. Je ne suis pas seul, j’ai même réussi à me faire de nouveaux amis.
De temps en temps, de façon inattendue, on m’accorde un peu d’attention, on me fait jouer. Sans être hypocrite, je peux dire qu’un rien m’amuse. Un rien m’ennuie aussi. Je me lasse vite et j’oublie rapidement. Je joue avec mes amis, à des choses simples, qui demandent peu de réflexion. Le plus souvent, l’ambiance est détendue, mais il arrive qu’on ne puisse plus se sentir, alors on grogne, on s’engueule sans raison et, juste après la bataille, on se réconcilie, ou bien j’oublie. Il me semble que régulièrement, on me donne un peu d’affection. Quelqu’un vient pour s’occuper de moi, il me toilette, parfois vigoureusement, il me pique (quel culot !), il me talque, il me caresse, parfois son visage me dit quelque chose, le plus souvent, il ne me dit rien. Suis-je atteint de la maladie de l’oubli ? Je suis content et j’aurais envie de dire merci, alors je sors un peu la langue, je remue la queue : Je manifeste ma joie comme je peux. Je n’ai pas trop d’inspiration mais il me semble que c’est la bonne décision.
Je n’ai jamais vraiment eu d’objectif dans la vie, et quelques fois, je me dis que c’est vraiment une vie de chien. Puis j’oublie. On se connaît ? Vous ai-je parler de ma vie ?

C’est ma participation aux Plumes 41 chez Asphodèle en toute liberté… Je suis en peu triste, car il faudra attendre un mois pour les prochaines plumes. Ce sera le printemps, les oiseaux feront leur nid, on trouvera quelque plume au bord de la table avec ses mots. Cette fois-ci, c’étaient « question, inattendu, merci, gâteau, méditer, souplesse, culot, surprise, hasard, décision, inspiration, trouver, hypocrite, goéland, bataille, réflexion, objectif, tourbillonner, turban, tison »