La belle vie des autres

La belle vie des autres

Jocelyne, avait-elle une chance de réagir autrement dans cette affaire qui lui tord le ventre ?

Elle jette un œil à la pièce avant de la quitter. Tout est bien rangé.  Rien ne dépasse, rien ne traîne. L’ordre et la rigueur sont les seuls garants du bon fonctionnement des choses. Le procureur est incroyablement bordélique. C’est une greffière comme elle dont il avait besoin. Il ne s’en serait jamais sorti autrement, Jocelyne en est certaine. Pourtant elle constate qu’il range bien soigneusement les courriers qu’il reçoit de cette jeune femme depuis des semaines dans cette nouvelle boite ornée d’une grosse cabosse dorée sur le couvercle. Preuve à ses yeux qu’elle est devenue plus importante que tout le reste. Et qu’il est capable de ranger quand il est motivé.

Elle arpente le boulevard sous son parapluie en évitant les aspérités et les crottes sur le trottoir. Elle déteste ces gens qui ne respectent rien et qui laissent traîner leur chien. Elle va encore devoir nettoyer ses talons. Il y a pourtant de nombreux distributeurs d’emballages spécialement réservés à cet usage.

Ce soir il lui faudra faire quelques courses pour sa mère. Elle savait que ce serait une mauvaise idée de prendre cet appartement dans le même immeuble. Mais sa maladie invalidante oblige à quelques sacrifices les plus fous parfois, et le désir de donner l’image d’une bonne fille serviable ne lui permet pas de fuir à l’autre bout du pays comme l’a fait sa sœur. Sa mère n’est pas méchante, elle est mauvaise.

Tu arrives tard !

C’est que je t’ai fait quelques courses.

Et tu as taché ta blouse !

Oui, une personne à la cantine à midi a lâché son plateau.

Ça fait négligé ! 

Je la mettrai à tremper en arrivant chez moi tout à l’heure.

Avant de partir, sors ma soupe du frigo, pose-la au chaud sur le bord du fourneau et mets un couvercle.

Elle s’exécute, et elle s’accroche à l’idée que les quelques marches et les deux étages qui les séparent l’une de l’autre est une sacrée chance pour elle. Que serait leur vie si elle était commune ?! En claquant enfin la porte de son modeste studio, elle s’appuie un instant contre le mur et ferme les yeux. La paroi dans son dos semble presque tiède comme un câlin. Elle n’en a jamais connu de la part de sa mère, seule sa grand-mère, décédée depuis si longtemps, portait sur elle un regard bienveillant. La seule « douceur » que sa mère lui propose parfois, c’est un carré de cette vieille tablette, au goût suranné, qu’elle conserve au frais derrière le récipient à soupe depuis que sa fille a eu la folle idée de lui acheter et gaspiller son argent. Il faut savoir limiter ses plaisirs, lui avait crié sa mère au lieu de lui dire merci. Il y a de quoi broyer du noir. Pourtant, sa grand-mère disait que c’est le chocolat que devrait souvent prescrire un médecin à ses patients. Puis elle se met à imaginer la vie de la femme du procureur, et elle sent monter en elle ce mélange de colère et tristesse. Puisqu’elle ne peut pas être sa femme, elle prendra sa défense. Même s’il avait eu la généreuse attention de partager et lui offrir le dernier chocolat de cette belle boite. Elle se souvient l’avoir fait fondre longtemps entre sa langue et son palais pour le déguster. C’était comme s’il lui avait offert toutes les viennoiseries et pâtisseries de la vitrine d’en face qu’elle regarde souvent avec envie et dont elle se prive depuis toujours. Mais était-ce une manière de la soudoyer, elle, qui s’applique à rester droite et ne pas sombrer dans la luxure ? parce qu’il a placé cette boite maintenant bien en vue pour la narguer, elle en est persuadée. Alors tant pis, il ne s’en tirera pas comme ça. C’est honteux de ne pas voir le mal qu’il fait ou qu’il est sur le point de faire. Honteux, mais il n’en reste pas moins bel homme, avec ce regard ténébreux et ce corps bien bâti. Tout le problème est là.

C’est un extrait de ce livre « Dans le murmure des feuilles qui dansent » de Agnès Ledig, rempli de personnages aussi attachants les uns que les autres, auquel j’ai ajouté les mots récoltés pour participer aux Plumes 21.04 chez Emilie.

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25 réflexions sur “La belle vie des autres

  1. Merci beaucoup pour cette nouvelle et belle découverte !
    C’est une belle idée que tu as de mettre n avant des livres !
    L’amour d’une mère est parfois difficile à comprendre…

    • C’est le pire des personnages du livre, mais ils sont tous attachants 😉 et ce thème chocolat tombait à pic ! Merci pour tous ces beaux textes qu’on a eu le plaisir de lire ❤

  2. J’ai beaucoup aimé ce livre, comme tous ceux d’Agnès Ledig, en fait. Tu me donnes envie de le relire. Encore un autre de tes talents que de mettre ta patte dans un texte d’un auteur! Bon week-end printanier!

    • 😉 et il y a une scène encore plus chaude quand elle se regarde dans son miroir, une psyché qu’elle a héritée de sa grand-mère…
      Oui, j’aurais pu arrêter mon texte 2 ou 3 phrases avant, mais ces mots montrent combien elle est rigide et tourmentée
      Merci Max-Louis

  3. Quelle ne laisse pas aller à trop fantasmer dur son employeur. On voit les dégâts que ça cause ensuite. Garder la tête froide et les distances. Plus que jamais nécessaire.
    Bisous.

    • Elle ne se déclarera jamais, dans le livre, mais chacun des personnages y exprime ses ressentis sur les unes et les autres des personnes qu’il rencontre 😉 et c’est plein de tendresse

  4. Pingback: Les Plumes Chez Emilie 21.04- Les textes | LES PETITS CAHIERS D'EMILIE

  5. Idée heureuse ! Et jolis mots ajoutés, comme ce palais dont je redécouvrais l’orthographe merveilleuse avant-hier, au gré d’un exercice de langue peu « scrabblé ».
    J’irai donc aujourd’hui conjuguer mes moments à ceux d’ma petite sœur, à la recherche d’Agnès et de son proviseur.
    Merci Patchcath pour cette suggestion douce 🙂.

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