Je me suis piquée le bout des doigts malgré mon dé

J’ai dénoué mon fil plusieurs fois et je me suis piquée le bout des doigts malgré mon dé. Je comptais les points, et changeais de couleur, pour reproduire son dessin. Je pensais à elle et son défi, et me suis souvenu soudain de cette histoire.

Je me suis piquée le bout des doigts malgré mon dé

Le vieil homme s’est levé. Il a entendu la voiture s’arrêter, des bruits de pas sur les graviers de la cour, puis les pas se sont éloignés.
Un peu inquiet, il est allé relire une fois encore le bout de papier jaune collé sur le réfrigérateur : « Je te prends samedi à 10h. Max ». Il a regardé l’heure par la fenêtre sur la grande horloge de la cathédrale, c’était la même qu’à son horloge sur le buffet, à la seconde près. Rassuré, il s’est rassis et détendu un peu.
Puis son regard s’est à nouveau porté avec douleur sur le frigo, sur tous ces petits bouts de papier jaunes, collés méticuleusement ordonnés, couverts d’une fine écriture, précise. Autant de rustines sur une mémoire qui fuit irrémédiablement. Hier, il n’a pas reconnu tout de suite le facteur et il y a quelques jours, il s’est trouvé perdu à quelques centaines de mètres de chez lui. Il a marché au hasard et il a eu de la chance : il a reconnu l’épicerie à l’angle de sa rue.
Et il sait que le processus de destruction de son moi est enclenché… l’oubli déjà !
Pour chasser ses idées noires, il va jeter un coup d’œil dans la grande glace de l’entrée pour vérifier son apparence. Elle lui renvoie l’image d’une silhouette à l’élégance un peu vieillotte d’un scolastique un peu décadent.
— Elle aimera ça, murmure-t-il pour lui-même.
On frappe à la porte. Surpris, perdu dans ses pensées, il sursaute et va ouvrir. C’est Max, son petit-fils. Le jeune homme lui sourit et l’observe fortement.
— Ça va aujourd’hui, Papy ?
— Ça va, ça va…
Max aime bien son grand-père, que de souvenirs, les jeux partagés pendant les vacances, les histoires racontées le soir, … Il sait combien il lui pèse de demander de l’aide, lui si indépendant.
Il regarde son aïeul et évalue le « ça va, ça va » de lassitude qui ne va pas du tout. Il n’insiste pas, ils parleront plus tard quand le moment viendra.
— Je t’emmène au cimetière, comme d’hab, dit Max.
Depuis la mort de Solange, sa femme, il y a près d’un an maintenant, il va de temps en temps au cimetière. Ce n’est pas un rituel pour lui, ni l’obsession du recueillement. Non, car chez lui, cent petites choses le ramènent à leur vie commune, aux temps anciens partagés à deux. Le cimetière est là pour lui dire que la fin est désormais actée, définitive, sans appel… qu’il faut faire le deuil de l’autre… un antidote en somme.
Mais ça ne fonctionne pas.
Le vieil homme sort devant en repoussant le battant de la lucarne et secoue la tête :
— Non. Laissons le cimetière aujourd’hui. Allons plutôt sur la promenade. Tu veux bien ? Ça ne te dérange pas trop ?
— Pas du tout. C’est une bonne idée par ce soleil, répond Max en fermant la porte d’entrée.

Il est surpris mais ne questionne pas. Cette sortie sera plus séduisante.
La petite ville domine la mer et les vagues battent le pied de la grande falaise. Ils emprunteront la promenade, des bancs la bordent sur toute sa longueur pour le repos des plus las. Des pins et des lauriers apportent de l’ombre. Le dimanche matin, elle est le paradis des joggeurs. L’après-midi, les familles y flânent, les enfants s’exercent au roller. Plus tard, à la tombée de la nuit, elle devient le rendez-vous des amoureux sous les danses en cercles de petits vampires qui se détachent des arbres.
Une brise légère venue de la mer rafraîchit l’atmosphère. Un voilier pose sa touche blanche sur le bleu de la mer.
Max s’est attardé au kiosque à journaux. L’ancien marche d’un pas tranquille. Cela lui fait du bien de venir là. Son esprit vagabonde. Il se perd dans les méandres de sa mémoire profonde, celle d’avant… Il y a cinquante ans, c’était le même jour. Il avait donné rendez-vous à Solange, sur le banc, près du grand pin parasol. Il l’a aimé, son Ange, avec passion.

Le pin parasol est toujours là, le vieux banc de bois a été repeint. Une jeune femme y est assise aujourd’hui. Sa silhouette lui semble familière. Son cœur bat plus vite. Elle se tourne vers lui. Solange et son merveilleux sourire. Plus rien n’existe autour de lui. Il la regarde dans son immortalité. Elle se lève, lui prend la main et l’invite à le suivre. Elle se dirige vers le bord de la falaise. Ses pas ne font qu’effleurer le sol. Elle semble glisser, flotter au-dessus du chemin. Ils sont tout au bord, les vagues frappent doucement le bas de la falaise. Il s’approche encore. Et puis, comme s’il s’était pris les pieds dans une liane, il bascule… Il ne sent ni le vent dans sa chute, ni ne voit la mer se rapprocher très vite. Il n’entendra pas le cri désespéré de Max. Il n’entend que la voix d’un ange lui murmurer dans un souffle : « Je t’attendais…depuis une éternité »

C’est ma participation aux Plumes 33 d’Asphodèle avec les mots choisis, proposés et imposés sur le thème de l’Éternité d’après une histoire de Micle. J’ai réalisé mon ouvrage d’après une illustration d’un des derniers billets d’Asphodèle.

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20 réflexions sur “Je me suis piquée le bout des doigts malgré mon dé

  1. Tu écris bien, et tu décris si bien cette souffrance de l’homme qui perd sa mémoire.
    Ton texte est beau, mais n’est pas vraiment triste, parce que sa chute l’élève en même temps qu’elle le fait tomber.

  2. Que d’émotion dans ton texte Patchcath!!! Une maladie sans en être une, bien handicapante tant pour la personne souffrante que pour son entourage. Au temps où je travaillais je visitais un centre spécialisé pour les gens atteints de cette maladie , j’avais vu une dame qui avait à peine la soixantaine et qui venait d’être hospitalisée. En très peu de temps son état s’était dégradé ça faisait mal de la voir si vulnérable.
    Bisous Patchcath et bonnes vacances!!!
    Domi.
    http://dimdamdom59.apln-blog.fr/2014/08/01/les-plumes-dasphodele-der-saison/

  3. Ho que c’est beau !!! Tu parles de l’Alzheimer avec tellement de réalisme (sans le citer), et cet appel final, sans hésitation… est bouleversant.
    Et QUELLE SURPRISE que ta magnifique broderie, c’est « ma Léonora », tu l’as brodée à l’identique, c’est magnifique !!! Je te prends l’image (avec ton autorisation), je m’en servirai quand je répondrai à Paul de Quentinois, à la rentrée ou avant peut-être, malgré la pause !!! Plutôt fin août mais qui sait ??? Merci en tous cas, c’est un joli clin d’oeil et tu as des doigts de fée, ne les pique pas trop !!! 😆 (j’en suis toute émue) !!! 😉

  4. tellement réaliste, j’en ai les larmes aux yeux, cela me rappelle tellement mon père …. merci, grand merci.

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